Enfin pris ?

Telerama (François Gorin)

Ce film, il faudra le chercher, mais sa très modeste distribution cache une estimable ambition : être vu. Pour ceux qui auraient raté les épisodes précédents, Carles est ce pierrot lunaire aperçu à la télé chez Rapp ou Dechavanne, sitôt viré qu'il était engagé, puis dûment étiqueté "électron libre du PAF", manière comme une autre d'être enfermé. Doux paradoxe, le studieux potache a trouvé une forme de salut au cinéma, d'où il nargue, fort d'un fan-club cloué au fauteuil par ses tours de pince-sans-rire, la mère-télé indigne, unique objet de son ressentiment maniaque. Pas vu pas pris traquait les mensonges pas toujours pieux de certains ténors cathodiques. La sociologie est un sport de combat hissait Pierre Bourdieu sur le piédestal d'une admiration après tout légitime.

Le Monde (Isabelle Regnier)

Enfin pris ? est le nouvel épisode de la croisade du trublion Pierre Carles contre la télévision. Homme de convictions, Pierre Carles défend depuis des années, avec un acharnement jamais démenti, l'idée selon laquelle le petit écran est la vitrine du pouvoir politique, donc réfractaire par définition à toute forme de subversion. Soit. Après s'en être pris aux journalistes de télévision dans Pas vu à la télé (1994) et Pas vu pas pris (1998), il s'attaque aujourd'hui aux émissions de critique du petit écran. Fidèle à une méthode dont il assume la malhonnêteté (seule stratégie possible face aux représentants d'un organe ontologiquement corrompu, soutenait-il dans Pas vu pas pris), il s'arroge la parole d'autrui par l'enregistrement de conversations téléphoniques et autres messages sur répondeur, auxquels il adjoint ses commentaires. Sans avoir le moindre droit de réponse, ses interlocuteurs font les frais de ce dispositif non démonstratif, exclusivement destiné à servir son opinion. Dans Enfin pris ?, Daniel Schneidermann, présentateur de l'émission "Arrêt sur images", chroniqueur au Monde et ancien collaborateur de Pierre Carles (ils ont coréalisé un documentaire sur la vie des élites en 1992), est pris pour cible.

11'09''01

Télérama (Jean-Claude Loiseau)

C'est le genre d'idée saugrenue qui avait toute chance de tourner au fiasco. Mettre une pléiade de cinéastes au défi d'imaginer les images qui "répondraient" à celles, indélébiles, des tours du World Trade Center frappées de plein fouet avant de s'effondrer ; à celles, encore plus hallucinantes, des corps qui n'en finissent pas de tomber dans le vide... Forcément, onze films courts et disparates mis bout à bout ne font pas un film cohérent. Si l'on oublie le "formatage" gadget ­ chaque film devait durer 11 minutes 9 secondes et une image (!) ­ la diversité est, en soi, une forme de réussite. Il y a ces éclats de liberté qui s'imposent, dans le spectacle ou la sobriété. Avec le film de Danis Tanovic, on est soudain touché de plein fouet par la douleur digne d'un cortège de femmes bosniaques, habituées à manifester en silence le 11 de chaque mois pour leurs disparus. Les petits réfugiés afghans, filmés par Samira Makhmalbaf dans une classe improvisée de la campagne iranienne, ont une vision du monde qui déjoue l'attente d'un spectateur occidental. Prendre du recul, dépasser le choc émotionnel des images du 11 septembre. Mais comment ? La fable chaleureuse et ironique d'Idrissa Ouedraogo, avec ses gosses qui traquent Ben Laden sur le marché de Ouagadougou, est aux antipodes du rappel calme mais implacable que Ken Loach fait d'un autre 11 septembre : ce jour de 1973 où les avions bombardaient le palais présidentiel chilien, tuant Allende et lançant du même coup une longue et sanglante chasse aux sorcières. En un plan-séquence virtuose, Amos Gitai, de son côté, a imaginé de confronter l'attentat de New York à celui qui se produit au même moment à Tel Aviv. Ici, la belle idée de cinéma est le tremplin d'une réflexion limpide. Mais rien n'est aussi percutant, dans cette mosaïque hétéroclite, que l'essai limite du Mexicain Alejandro Gonzáles Iñárritu. Un écran noir avec juste des flashes, de loin en loin, sur des corps en chute libre, et une bande-son saisissante, des cris, des chants psalmodiés, un brouillard de voix éperdues : le cinéaste ravive l'horreur de manière littéralement inouïe. Alors on oubliera les ratés, et le coup de colère maladroitement antiaméricain de Youssef Chahine, qui a suffi à créer une polémique. Dans 11'9"01, la majorité des cinéastes ont choisi de confronter la tragédie vécue par les Américains aux souffrances, grandes et petites, qui submergent leur propre peuple. Un contrepoint utile. Et à discuter.

Pro-fil (Jean Domon)

On aurait pu craindre ce genre de films-à-sketches que l?on connaît bien, et qui sont plus ou moins réussis. Cet ensemble est au contraire la saisissante illustration de ce que peut être aujourd?hui le cinéma dans sa totale liberté d?invention à être le témoin de notre temps. Onze films qu?il faut absolument analyser et faire jouer entre eux, tant ils diffractent à l?infini des images et des messages qui dessinent un impressionnant portrait de notre planète inquiète et douloureuse. Car il y a d?autres 11 Septembre, de Srebenica (ah, les plans et les lumières de Tanovic !) à Santiago du Chili (terribles archives rassemblées par Ken Loach !) et tant d?autres qu?égrène cette hystérique journaliste en plein désarroi terroriste à Tel Aviv (étonnant plan séquence de Gitaï !).Des audaces d?écritures, sans paroles avec Lelouch ou sans images avec Inarritu, dénoncent l? incapacité d?une télévision réductioniste à nous introduire au c?ur du drame. Et Dieu dans tout ça ? demande le profilien soucieux . Les petits réfugiés afghans se demandent s?Il est capable de détruire les humains alors que leur institutrice tente vainement de leur faire observer une minute de silence à la mémoire de victimes pour eux si lointaines ( Bravo Samira !) .Le Mexicain, lui, qui nous maintient dans le noir et les cris d?affolement, ouvre sa prestation sur des litanies de prières et la referme sur cette phrase écrite en arabe : "Est ce que Dieu nous guide ou nous aveugle ? ". Quant aux dernières paroles de ces 130 minutes, c?est Imamura qui nous les offre à travers la formidable métaphore de cet ancien combattant de la guerre sino-japonaise devenu serpent : "il n'y a pas de guerre sainte".

Last Party 2000

telerama (Jean-Claude Loiseau)

Et après un ubuesque décompte des voix, Bush fut élu. C'est bien tout ce qui reste d'une campagne qui fut, de bout en bout, d'une morne platitude. Un duo de documentaristes, lancé sur la piste des candidats dès les primaires, a assez vite compris qu'ils devraient prendre la tangente. Avec, pour poisson pilote, un (excellent) acteur, Philip Seymour Hoffman, Candide sceptique mais curieux, le film fait la politique buissonnière. Entre deux coups d'oeil pertinents ­ donc impertinents ­ sur le fonctionnement de la "machine" politique, les auteurs et Hoffman vont regarder ailleurs, engrangeant les interviews spontanées avec des étudiants, des artistes, des retraités, indifférents, désabusés, cyniques. Ou bien ce sont les activistes radicaux qu'on découvre aux abords des conventions (la démocrate comme la républicaine), tenant meetings effervescents ou affrontant les flics omniprésents, dans des séquen-ces-chocs rarement montrées par la télé. La sortie du film a été repoussée sine die pour cause de 11 septembre. Cela en affaiblit un peu la portée aujourd'hui, mais cette enquête de terrain menée à l'arraché, parfois brouillonne ­ trop de thèmes effleurés ­ est très tonique : on y voit que la vie palpite hors des sentiers balisés de la politique officielle. Et le tout est efficacement retravaillé au montage (choix musicaux "pointus" inclus) pour capter l'attention du public visé en priorité : celui des jeunes Américains que la politique fait fuir. Michael Moore, qui fait une apparition furtive dans le film, a fait des émules : Rebecca Chaiklin et Donovan Leitch ont, sinon la force de frappe, au moins la pugnacité de l'illustre modèle, et c'est plutôt une bonne nouvelle.

chronic'art (Jean-Philippe Tessé)

Tourné tout au long de la campagne électorale américaine en 2000, Last party 2000 n?est pas tout à fait un retour sur la résistible ascension de George W.Bush vers la Maison Blanche, mais davantage un road movie politique au pays de l?Oncle Sam. On peut y voir, c?est déjà ça, un antidote revigorant à l?hystérie béate qui accompagne, depuis sa sortie, l?affreux Bowling for Columbine de Michael Moore. Moore, d?ailleurs, apparaît dans le film, pour une brève interview et le temps d?une séquence filmée lors d?un meeting de soutien à Ralph Nader, le candidat écologiste à la présidence (qui obtiendra 3% des voix, après s?être vu refuser le droit de débattre publiquement avec ses adversaires Bush et Gore). On le découvre en tribun efficace, c?est-à-dire un rôle enfin lavé de toutes les afféteries minaudeuses et hypocrites dont il infecte ses films. Dans Last party 2000, c?est Philip Seymour-Hoffman qui endosse le costume du candide en quête de réponses à ses préoccupations de citoyen électeur. Le comédien (vu chez Paul Thomas Anderson, Todd Solondz ou les frères Coen) avoue immédiatement ne rien connaître à la politique, n?avoir fait aucun effort pour remédier à cela jusqu?à présent, si ce n?est rejeter en bloc tous les dirigeants, considérés comme pourris et avides de pouvoir. La fraîcheur naïve de ses interrogations fait du film un documentaire inoffensif, mais il a au moins le mérite de nous épargner la vulgate pathétique de Moore. Candide, Seymour Hoffman l?est vraiment, à l?inverse de Moore qui feint de l?être et se place d?emblée dans une position sentimentalo-ricanante de condescendance et de fatuité. Accompagné par les réalisateurs, il prend son bâton de pèlerin pour un long périple à travers les Etats-Unis. Au programme : congrès républicains et démocrates en forme de pathétiques kermesses vulgaires où l?on se répète mot pour mot d?un camp à l?autre, et rencontres avec Noam Chomsky, Jesse Jackson et tout ce que l?Amérique compte de José Bové locaux, de courants alternatifs, d?associations de défense des démunis ou des minorités. Un portrait en creux d?un paysage politique récalcitrant aux discours lénifiants des deux grands partis, qui certes s?est exprimé plus fort que jamais lors de la campagne 2000, mais dont on a finalement beaucoup de mal à mesurer l?audience réelle. Le film ne propose guère plus qu?une suite d?interviews et de reportages live au coeur des manifestations (où l?on peut se rendre compte de l?effrayante brutalité de la police, qui tolère à peine la libre expression dans la rue) et des congrès des candidats, mais il le fait relativement bien.

Sweet Sixteen

telerama (Cécile Mury)

Liam a bientôt 16 ans, une jolie caboche gouailleuse déjà marquée d'enfant trop vieux pour son âge et une famille dévastée. Maman en prison, beau-père dealer, minable et brutal, soeur à peine sortie de l'adolescence et déjà mère, qui tente de s'en sortir toute seule. Vif et futé, Liam est lui aussi obsédé par la reconquête d'un foyer, et surtout de cette mère flottante, absente, paumée, qui a tout lâché depuis longtemps. Cet amour inconditionnel pour une ombre de femme, cet oedipe mal taillé, trop grand, trop large, que le beau-père se charge de soigner à coups de poing, est au coeur du récit, moteur furieux et emballé d'une course éperdue, perdue d'avance. Pour sa mère, pour lui bricoler un avenir, lui trouver un peu d'argent, un toit, Liam est prêt à tout, même à se frotter aux truands du voisinage, même à risquer sa fragile existence. Ainsi réduite à ces quelques repères, l'histoire de Liam pourrait faire croire à un mauvais mélo, à une geste prolo d'une caricaturale noirceur. C'est tout le contraire. La chronique, intime et sociale, est douloureuse, violente, mais rythmée, souvent drôle, comme une chanson réaliste qui prendrait sa source et sa force dans chaque respiration. Prix du scénario à Cannes, le film renverse ironiquement l'idéologie américaine du "qui veut peut". Liam a le désir passionné de s'en sortir, de réussir, et toute cette belle énergie positive le mène droit à sa perte, dans les bras des trafiquants de drogue du quartier. Si le constat est amer, il ne tourne jamais à la démonstration pesante. Même coincée dans le béton, même au fond des foyers minables pour semi-délinquants juvéniles et au matin de mauvais coups qui laissent la gueule en sang, la vie reprend rageusement ses droits, dans un sourire, une insulte bien sentie en sabir écossais (le genre qui a valu au film une interdiction aux moins de 18 ans en Angleterre !) ou l'esquisse d'un geste tendre. Filmé, comme toujours chez Ken Loach, à distance respectueuse, dans un style quasi documentaire, l'adolescent mène sa quête désespérée avec une intensité rare. Dans ce procédé désormais familier, Martin Compston est la vraie originalité, la révélation, le principe d'étrangeté, trésor de naïveté et d'espoir scellé par le réel. Dents serrées, poings fermés, le jeune comédien sait donner une lumière, une vivacité exceptionnelles à son personnage. Gosse perdu, voyou, ni l'un ni l'autre, petit prince abîmé, il compose avec ses partenaires, mélange de comédiens professionnels et d'habitants du cru, comme il est de coutume chez Ken Loach, une réussite sobrement poignante.

Mr Cinema (Jean-Luc Brunet)

Réalisateur prolifique, Ken Loach est aussi l'un de ceux qui montrent le mieux le prix à payer par les petits, les sans grades, pour garder ou obtenir leur liberté dans un monde de plus en plus impitoyable. En baisse de régime depuis quelques temps, le cinéaste fait un retour remarqué avec SWEET SIXTEEN, un film tendu et sans concessions, dans la veine de RAINING STONES ou RIFF RAFF. C'est Liam, jeune ado de 16 ans, frondeur, courageux et auteur de 400 coups avec son pote Pinball, qui est au coeur de ce drame. Il est d'ailleurs assez étonnant de voir un cinéaste de la génération de Ken Loach si bien capter l'essence de celle de son jeune protagoniste pour qui il fait preuve de beaucoup de tendresse. Une génération désenchantée mais encore prête à se battre, même si les armes dont elle use (la came, l'alcool...) se retournent souvent contre elle. Le réalisateur nous décrit, à travers le parcours de Liam, le terrible processus de la délinquance, le cycle infernal de la violence. C'est Martin Compston, lycéen de 17 ans, qui interprète avec une conviction stupéfiante le personnage de Liam. Il est l'incontestable révélation de cette chronique adolescente réaliste et bouleversante.

Le bruit, l'odeur et quelques étoiles

telerama (Marine Landrot)

En 1991, Jacques Chirac lâchait des propos tristement célèbres sur les prétendues nuisances des immigrés en France. Ce film emprunte une moitié de son titre à ce dérapage nauséabond qu'il donne d'ailleurs à entendre dans son intégralité, avec ses accents de fin de banquet. Quant aux "quelques étoiles", ce sont des jeunes de la cité du Mirail, à Toulouse. De belles figures graves et insolentes qui en veulent, depuis que leur copain Pipo s'est fait trouer la peau, à 17 ans, par un policier qui l'avait pris en flagrant délit de vol de voiture, une nuit de décembre 1998. Quatre jours de guérilla urbaine s'en étaient suivis, marquant pour longtemps les habitants du quartier. Eric Pittard revient sur ce fait- divers en demandant aux témoins de revivre à l'écran les moments clefs de cet épisode traumatique. Très vite, trois d'entre eux se détachent du lot pour devenir des acteurs vibrants, évoquant à merveille leur passé plein de secousses. Il ne s'agit pas de reconstitution mais plutôt de réanimation, de seconde vie. Par ses extraordinaires qualités d'écriture, le réalisateur clame en douceur son refus de la prédestination, sa confiance en la deuxième chance. Aucune image d'archives ne vient illustrer ces récits in situ, ponctués par les chants du groupe toulousain Zebda. Le jeune défunt apparaît dans de brefs tableaux fixes où ses amis et sa famille regardent intensément la caméra, sa photo à la main. Deux enfants qui traversent le champ, un bébé qui tirebouchonne les cheveux de sa mère : imprévisible, la vie parvient toujours à faire irruption dans ces magnifiques flashs immobiles.

Un monde presque paisible

télérama (Pierre Murat)


En 1946, à Paris, des juifs tentent de redécouvrir la joie de vivre.
L'horreur est si proche encore qu'on hésite à croire au bonheur. On est en 1946 et la vie recommence, pourtant. Les deux enfants de M. Albert (Simon Abkarian) et de Léa (Zabou Breitman), patrons d'un atelier de confection pour dames, à Paris, partent en colonie de vacances. Et leur père leur demande de revenir un peu plus lourds qu'ils ne sont. Manger, il faut réapprendre à manger. Réapprendre à vivre. Et à rire, aussi, aux plaisanteries de Léon (Vincent Elbaz) qui, devant les deux apprentis engagés par M. Albert, Maurice et Joseph (Stanislas Merhar et Malik Zidi), se présente comme Leon Abrahamauschwitz...

Le monde (Samuel Blumenfeld)

Après la Shoah, revivre sur un champ de ruines D'après le livre de Robert Bober, Michel Deville réalise la peinture sensible d'une génération hantée par le deuil. Un monde paisible, tel que l'envisage Robert Bober dans son roman Quoi de neuf sur la guerre ? (publié en 1993 chez POL), adapté avec une justesse bouleversante par Michel Deville, serait un lieu de mémoire modeste et quotidien, où l'on éviterait, autant que possible, de réveiller les fantômes du passé. Un monde où exil et génocide, seraient mis entre parenthèses. En août 1946, l'atelier de confection pour dames de M. Albert, rue de Turenne, est ce lieu presque paisible où se dessine en filigrane, sur les décombres de la Shoah, le drame d'une génération de juifs survivants, orphelins pour la plupart. Dans cet atelier de couture, il y a des machines à coudre, quelques tables, et des hommes, des femmes, des enfants, qui doivent, alors que l'on prend tout juste la mesure de la catastrophe qui vient de frapper le judaïsme européen, réapprendre à vivre. Les hommes et les femmes d'Un monde presque paisible sont confrontés à une expérience filmée avec une grande pudeur, loin de la caricature et du folklore par Michel Deville : l'appréhension d'un deuil incommensurable et la poursuite d'une vie en l'absence de tous ceux que l'on a aimés. On ne parle pas avec l'accent yiddish dans Un monde presque paisible. Les blagues sont rares, les névroses enfouies. Même le deuil est tu. Il faut alors ouvrir grands les yeux, tendre l'oreille pour écouter le récit de drames sur lequel le voile se lève peu à peu. Maurice Abramowicz (Stanislas Merhar), employé modèle, au sourire figé, a sur son bras tatoué son numéro de matricule de déporté à Auschwitz, et se précipite chez les prostituées une fois sa journée de travail achevée. M. Albert et sa femme, Léa (Zabou Breitman), ont, derrière une harmonie apparente, cessé de s'aimer.

Bloody Sunday

Télérama (Jean-Claude Loiseau)


Retour sur un drame de l'histoire de l'Ulster. D'une rare objectivité.
Le dimanche 30 janvier 1972, le Mouvement des droits civiques d'Irlande du Nord appelle les catholiques à une marche pacifique dans les rues de Londonderry. L'armée va tirer sur la foule et faire treize morts. C'est un tournant dans le conflit en Ulster. Trente ans après, un cinéaste britannique, Paul Greengrass, revisite l'histoire. A la clé, une objectivité rare saluée comme telle lors de la sortie outre-Manche, en janvier dernier. Le film, depuis, a été récompensé par l'Ours d'or de Berlin et, réalisé pour la télévision, il prouve de surcroît que les clichés du docudrama ne sont pas une fatalité... Bloody Sunday s'articule autour de quelques personnages-clés. Ivan Cooper, député protestant, qui oeuvrait sur le terrain pour la réconciliation des communautés catholique et protestante. Un garçon de 17 ans, Gerry Donaghy, déjà emprisonné, qui sera l'une des treize victimes. En face, le général McLellan, chargé de la répression, mais qui cherche à éviter le pire, et le général Ford, son supérieur, qui n'a, lui, qu'une idée en tête : frapper aussi fort que possible. Ces personnages réels, Paul Greengrass peine parfois à en faire des personnages de cinéma : les acteurs ont plus de présence que leur rôle n'a d'épaisseur. C'est sans doute qu'il a tout misé sur la montée en puissance des passions, chez les manifestants comme parmi les soldats. Greengrass n'est pas neutre. La responsabilité de l'armée ne fait à ses yeux aucun doute, même si l'enquête qui suivit aboutit, contre toute logique, à blanchir les soldats. Conclusion si discutable, d'ailleurs, que le dossier a été rouvert et qu'une contre-enquête est actuellement en cours... Le réalisateur pointe les responsabilités mais s'efforce surtout de montrer comment, d'un côté comme de l'autre, la pression collective a fini par balayer toute réflexion individuelle.

Chronic'Art (Grégoire Bénabent)

La monstruosité de ce carnage tragique et arbitraire perpétré par une bande de soudards incontrôlables, relève d'une violence archaïque, presque anachronique. Le film de Paul Greengrass s'offre à l'analyse comme un reportage classique, mis en scène avec autant de foi que de virulence, mais s'en tient à un effet de réel quelque peu stérile. C'est le "on s'y croirait" du Soldat Ryan, tout l'énergie est concentrée sur la réalité de l'événement. Dommage que l'invention n'apporte pas, comme elle le devrait, un surcroît de vérité. Est-ce vraiment le rôle d'un cinéaste de fixer sur la pellicule une saisie télévisuelle, de faire "rejouer" un drame moins passionnant dans son déroulement que dans son résultat symbolique ? Le spectateur n'a ici aucune latitude pour lui donner un sens moderne, à l'heure où tant de conflits analogues envahissent l'actualité...